Dèy de Toto Bisainthe: un douloureux chant d’espoir qui nous invite à faire le deuil de nos malheurs

S'il y a des chansons à l'eau de rose qui nous font danser ou rêver au gré des moments agréables ou malheureux, d'autres, teintées de colère et de révolte, nous secouent, nous bouleversent et éveillent notre conscience. «Dèy» de Toto Bissainthe, l'une des plus émouvantes voix de la musique haïtienne, fait partie de la deuxième catégorie, c'est-à-dire de ces chansons-là qui, tout en étant belles et sublimes par la poésie qui s'y mêle, nous pénètrent dans l'âme et nous emmènent balader, malgré nous, au cœur de la folie et de la bêtise humaines pour y découvrir la souffrance séculaire et incommensurable de tout un peuple dont le destin macabre semble être scellé par la mort.
L'artiste y a décrit une Haïti tailladée, écorchée vif, meurtrie et dépouillée... Une Haïti qui se désagrège et se meurt à petit feu tout comme ses filles et fils, sous le poids de l'indifférence et surtout de la misère la plus abjecte. Face à une situation aussi alarmante que dramatique, la diva monte au créneau et sa voix résonne tel un chant funèbre qui nous lancine l'âme et nous interpelle sur notre capacité de résilience. Et la souffrance et le désespoir sont tels qu'elle s'interroge sur celui\celle qui viendra nous aider à porter ce deuil si pesant que nous traînons longtemps derrière nous, à travers toute notre histoire de peuple.
«Dèy o nap rele dèy o
Ayiti oy (bis)
Dèy o nap chante dèy o
Ayiti cheri men pitit ou mouri
Men lòt yo toutouni
Sa kab pote dèy la pou ou o ?
Dèy oy an chante dey o
Ayiti oy
Ayiti je fèmen
Ayiti desonnen
Ayiti detounnen
Sa kab pote dèy la pou ou oy»
Ce texte fut composé dans le contexte de la dictature des Duvalier pour dénoncer la misère et surtout la répression politique qui obligeaient bien de nos compatriotes à prendre l'exil ou à fuir le pays pour des cieux plus cléments. Il traduit également les maux endémiques qui rongent la nation, à savoir le « manfoubinisme », l’autoritarisme, la cupidité et le cynisme de nos politiques dont le souci a toujours été de prendre le pouvoir et de s'y maintenir par la violence, juste pour s'enrichir avec leurs clans et servir les intérêts des oligarques au détriment de la collectivité.
Si Toto Bissainthe était toujours en vie, elle serait davantage rongée par des remords comme ceux ressentis devant l’état de délabrement d’Haïti, lors de son retour au pays, au lendemain du départ de Jean Claude Duvalier, en 1986, aprèstrente ans d’exil, en France. Depuis, rien n’a changé sinon que les choses se sont empirées. Aujourd'hui, Haïti est devenue une cité fantôme, un vaste cimetière à ciel ouvert où tout sent et respire la mort. On pille, vole, viole, kidnappe et tue par action ou par omission. Et la machine infernale qui sème la terreur et le deuil, jour et nuit, au sein des familles haïtiennes, n'a pas épargné même le Président de la République. C'est bien de faire son deuil, mais il faut aussi et surtout chanter celui de toutes les victimes du système. Ce qui fait la force de cette chanson, c’est qu’au cœur même des lamentations de la star qui crie deuil tout en nous invitant à faire le deuil de nos malheurs, se laisse entrevoir une lueur d'espoir dans l'opacité des nuits. Elle y plaide également en faveur d'un grand combite entre toutes les forces vives du pays en vue du sauvetage national.
«Ayiti m relew
Mwen rele w pou rele
Fòk ou rele tout san w
Fòk peyi a kanpe
Peyi a va kanpe nan konbit
Ayiti a leve
Ayiti a kanpe
Ayiti a danse
Ayiti a lite
Pou konbit »
Haïti avec son folklore, ses souffrances et ses aspirations a toujours constitué la matrice de l'œuvre de Toto Bissainthe qui considérait également, dans un élan d'humanisme, sa musique, « comme une main tendue à toutes les mains blessées du monde ». Elle s'est également illustrée dans le théâtre et le cinéma avec des rôles dans quelque 11 films dont « L'homme sur les quais » de Raoul Peck, «Les Tripes au Soleil » de Claude Bernard-Aubert, et dans diverses pièces de théâtre notamment de Marise Condé, de Jean Genet, de Samuel Beckett, de EugèneIonesco. C'est une artiste au talent pluridimensionnel, avec un parcours auréolé de succès. Selon le musicologue Raph Boncy, "elle est la seule artiste haïtienne à mener de front une brillante carrière de comédienne, d'actrice et de chanteuse sur la scène internationale". Pour Eglantine Chabasseur, «son œuvretraversée par le souffle des esprits, de la révolte et de la poésie, mérite les plus glorieuses d'épitaphes».
Née en 1934, au Cap-Haitien, Toto Bissainthe, de son vrai nom Marie Clotilde Bissainthe, a marqué le patrimoine musical et artistique haïtiens par des textes de résistance qui transcendent le temps. Avec la collaboration de Marie Claude Benoit et de Mariann Matheus, elle produit, en 1977, l’album, «Toto Bissainthe chante Haïti » avec de succulents textes comme «Damballah», «Papa loco», «Ibo ogoun», «La misè pa dous», «Ezili», «Rasanbleman», «Dey», «Super market». Sans oublier son fameux texte «Ayit mwen pa renmen anko». En hommage à cette militante et ambassadrice de l'art haïtien en terre étrangère, une rue à Fort-de-France, la capitale de la Guadeloupe, et, depuis 1997, un parc du Canada, au coin des rues Van Horne et Hutchison portent son nom. Et c'est avec émotion que le monde a appris sa mort le 4 juin 1994, des suites d'un cancer du foie. Pourtant triste est de constater qu'une artiste d'une telle dimension demeure méconnue du grand public haïtien, en particulier des jeunes. Les ministères de la culture et de l'éducation nationale n'ont-ils pas un rôle à jouer en ce sens ?
Junior Antoine
Junylevoyageur@ gmail. com