Discours de Luis Bernard Henry, le plus jeune lauréat du prix littéraire Henri Deschamps

Âgé de 24 ans, Luis Bernard Henry, natif des Cayes est devenu le plus jeune lauréat dans l'histoire du prix littéraire Henri Deschamps initié en 1975, avec son roman : "La petite fille bleue" qui a bénéficié de la faveur des membres du jury. Lors de la réception de remise de prix, Luis Bernard Henry a expliqué que la littérature est son violon d'Ingres. Elle lui permet d'habiter et de rêver un monde plus juste et plus égalitaire. Dans le sillage de Jacques Roumain son auteur préféré et celui de Jacques Stephen Alexis dont l'année 2022 ramène le centenaire de sa naissance, Luis Bernard Henry croit que l'écrivain en tant que témoin de son temps à le devoir de s'engager. Écho Ayiti publie dans ce numéro l'intégralité de son discours prononcé à l'hôtel El Rancho, le 8 avril dernier.
Il advient aujourd’hui que l’écriture que j’ai toujours considérée comme le plus noble des rapports au monde me convie à un honneur particulier. Honneur que je reçois avec la plus profonde gratitude. Dans l’allocution que je dois tenir ici, j’aurais voulu faire entendre toutes les voix qui ont façonné ce livre ou des destins qui, d’une manière ou d’une autre, m’ont conduit à l’idée de l'écrire. Un premier livre est à mon avis l’écho de tous les artistes que l’on aime, c’est par conséquent le plus mauvais livre d'un écrivain, à contrario le plus sincère. Par mauvais, j’entends bien sûr le rapport à la tehnique, les hésitations, les faiblesses narratives et du style. La sincérité du premier livre se tient quand à elle dans la loyauté envers ce que l’artiste est profondément et aux vies qui l’ont inspiré. Ce peut etre en résumé l’hommage de Camus à son maitre d’école. Camus revient par cet hommage à ce que je considère être le fondement de tout art : la question du don. Ma part de sincérité se trouve donc là, entre le don et la radicalité de la révolte.
J’ai, en écrivant ce texte, gardé, en mémoire le bruit des larmes que je versais en lisant «Zoune chez sa Ninnaine» et «Gouverneurs de la rosée». J’aurais voulu prêter mes jambes à Zoune pour qu’elle puisse fuir le colonel Cadet Jacques et j’aurais voulu qu’aucune terre ne soit capable de produire ces colonels. J’ai pendant des nuits et des nuits voulu que Manuel ait oublié cette recherche de l’eau pour fuir avec Anaïse. Mais la littérature est la part du don ! Que serait Manuel sans cette fidélité au peuple de Fonds-Rouge?
Le plus grand écrivain de ma vie est sans conteste Jacques Roumain, «ti tonton sigarèt la» comme l’appelait une amoureuse. Roumain réunit les deux idées qui conditionnent mon rapport à l’art : la question du don et le refus terrible de l’horreur, Dans les lettres qu'il écrit à sa femme et à Léon Laleau, on voit défiler le parti pris d’un homme qui, à défaut de foi dans le paradis, croit que le cœur de l’homme peut en être un. Comme certains écrivains, je n’ai jamais eu envie d’écrire les livres que j’aime. J’ai, au contraire, voulu appeler tous mes amis Manuel, Hilarion, Momo ou l’Estropié. J’ai toujours cherché dans chaque destin que je croise la part de don qui m’a été faite. Quelle doit être le rôle de l’écrivain sinon celui de défendre la dignité de tous les humains et de dire l’incontestable beauté du monde?
Dans la littérature haitienne, Roumain a donné naissance à une lignée d’artistes qui, selon la belle formule de James Baldwin, veulent défaire le monde que les bourreaux font. L’honneur que le jury du prix Deschamps m’a fait en m’octroyant ce prix m’a permis de reprendre, avec moi-même, des dialogues, souvent interrompus. Dialogues sur mes convictions d’homme et d’artiste. Dialogues sur les rapports entre l’art et la transmission. Ma génération a l’honneur d’avoir pour ainés de grands écrivains comme Lyonel Trouilot, Yanick Lahens, Evelyne Trouillot, René Despestre, Avin, Sytho Cave et tant d’autres. Des écrivains qui parlent encore de ce pays avec dignité et passion, et qui disent leur rêve de l’habiter. Par acte de transmission, cet amour du pays fait écho à un vers de Cavalier Pierre qui dit ceci :
«m renmen peyim djòb boudal sil pa renmenm». Par quelle magie sinon l’œuvre de ces artistes, les écrivains de ma génération, portent-ils dans leur vie et dans leurs écrits ce rêve d’habiter ?
Nous qui sommes nés pour la plupart dans le chaos des coup-d’état et qui avions entre dix et quinze ans à l’avènement du régime PHTK, le régime sans doute le plus corrompu et sanguinaire qu’Haïti ait connu depuis Duvalier, par quelle magie sinon par la force d’un poème ou d’un roman nous nous faisons héritiers de ce rêve d'habiter? Stephana Dorval, Djevens Franssaint, Ducarmel Alcius, Billy Dore, Hugh Gelin, Adelyne Bonhomme, Melissa Beralus, Ervenshy Jean Louis, Ricardo Boucher sont tant de voix de ma génération qui tente corps et âmes de porter le lourd bilan des dix dernières années : plus de quatorze massacres, violations systématiques des droits de l’homme et la bêtise cruelle de ce régime. Par quelle magie ma génération soumise à tout cela peut-elle conserver un écrivain comme Carl Pierrecq qui tente, par tous les moyens, de restituer des humanités comme Maurice Volel et Soeuf El Badawi ?
En cette année qui ramène le centenaire de la naissance d’un des plus grands militants polittiques et écrivains qu’Haïti ait connu, Jacques Stephen Alexis, il est urgent d’insister sur la fonction de la littérature. Tout œuvre litteraire engage le monde. Soit que l’artiste s’en accomode, soit qu’il le refuse. Jacques Alexis comme Jacques Roumain sont du côté du refus. Refus d’un ordre du monde fondamentalement raciste et cannibale. Il serait stupide de croire que l’engagement de l’artiste est une réduction de l’œuvre à la question politique. La littérature comme la révolte sont de l’ordre de l’intime. L’action politique de l’écrivain ou de tout artiste participe d’un rapport au monde tout à fait particulier. La conscience sociale et politique. Que l’on pense aux discordes entre Sartre et Camus. Tous deux engagés contre l’horreur de la guerre, certains croient que le monde est à refaire, mais divergent sur l’action politique à mener. Que l’on fasse un roman ou qu’on lance une pierre pour dénoncer la misère, on agit toujours du lieu de l’intime.
Le seul problème à mettre en doute est la sincérité de l’acte. Concilier littérature et politique, c’est faire un pied de nez à la philosophie, assez bête qui croit que tout homme doit être une machine industrielle. Qui doit sans cesse produire plus. Concilier littérature et politique, c’est tenter aussi fou que cela puisse être de réparer les hommes et de voir la vie du côté du cœur. Melissa Beralus dans son dernier livre, à travers un personnage, dit ceci : «C’est à 17 ans, à la mort de sa mère qu’elle comprit qu’elle était de cette race d’humains qu’on estime beaux.» Il y a tellement d’hommes et de femmes qui n’ont jamais su qu’ils pouvaient être beaux ou du moins qu’ils avaient le droit de croire qu’ils pouvaient l’être. Il y a à Martissant comme à La Saline des enfants qui ne savent pas qu’un homme ou une femme, ça peut faire un livre, que ça a le droit à tous les rêves du monde. Entre les gangs et la faim, on n’a pas le temps d’imaginer l’infini possibilité de la vie.
Rendre hommage sincèrement à Jacques Alexis, c’est faire acte de radicalité. Prendre parti contre l’injustice et lutter sans sourciller contre tous les fabricants d’horreur. La littérature est à mes yeux le plus noble des arts. Ce prix que vous m’attribuez donne naissance à un écrivain, sans grande prétention, mais certain du parti pris de son art. J’espère que j’écrirai d’autres livres qui feront honneur à cette quarante sixième édition. J’espère aussi et du même coup conserver ma part d’étoiles, de folies et de révolte et puisqu’au bout de toutes choses, il faut rêvenir à l'amour et l’amitié, je voudrais dédier cette carrière qui s'ouvre à tous ceux et toutes celles qui offrent leur cœur pour la route.
Longue vie à nos espoirs, nos révoltes et nos amours.
Littérature et amitiés
Merci