L’ampleur de la crise sociopolitique et la condition de la femme haïtienne
Dernière mise à jour : 20 nov. 2021

Dans la trame des rebondissements de la crise sociopolitique que connaît Haïti, la population se retrouve affectée tant dans sa dignité que dans sa vie et ses actifs. Il est légitime d’avancer que la société haïtienne accuse une situation de recul en matière de respect des droits humains. Dans une perspective sociohistorique, Michel Hector (1998) a analysé les éléments de quatre crises systémiques majeures du pays aux XIXe et XXe siècles (1843-1848, 1867-1870, 1908-1915, 1986-1994) en montrant qu’elles sont caractérisées par une période d’intense mobilisation populaire et d’une dégradation accélérée des conditions d’existence des catégories de travailleurs dans un contexte d’instabilité politique et d’affaiblissement de l’État. Au XXIe siècle, ces problématiques demeurent dans la société haïtienne sous d’autres formes.
Personne n’est exempt des effets néfastes entraînés par la crise. Le pays a expérimenté le phénomène de « peyi lòk » qui, en 2019, traduisait l’arrêt (partiel ou total) des activités socioéconomiques en vue d’atteindre la satisfaction des revendications sociales. Il ne faut pas occulter le fait que les années d'après, il y eut une certaine évolution de la crise, pas toujours dans le bon sens. En situation de crise, les fardeaux s’additionnent chez les femmes. De ce fait, comment peut-on expliquer la condition de la femme haïtienne dans le contexte de la crise sociopolitique ?
La condition de la femme est extrêmement précaire en Haïti. Il nous faut réaliser un bref état des lieux autour de la question.
La tendance selon laquelle des parents haïtiens n’ont pas envoyé des filles à l’école pour des raisons diverses semble être révolue. Néanmoins, bon nombre de femmes fréquentent l’école, mais ne terminent pas leurs études classiques et universitaires. Cette affirmation est doublement vérifiée aux niveaux secondaire et universitaire : 6 % hommes contre 4 % de femmes ont complété le cycle secondaire; 10 % d'hommes contre 7% de femmes ont atteint le niveau supérieur. Or, il existerait un niveau de relation entre la position socio-économique et le niveau d’éducation atteint. La question du manque d’éducation des femmes est plus criante dans les zones reculées ; 6% des femmes vivant en milieu urbain n’ont aucun niveau d’instruction contre 20 % en milieu rural (EMMUS-VI, 2018). Ce déficit de formation (intra-sexe) est-il lié au simple machisme ou à l’inefficacité des politiques publiques en termes d’éducation ou encore aux inégalités territoriales ?
La prévalence de l’anémie chez la femme [1] en âge de procréer (15 à 49 ans) est de 46, 2 %. Et, le rapport de mortalité liée à la grossesse, c'est-à-dire le nombre de femmes mortes en donnant la vie, est de 646 décès pour 100 000 naissances vivantes [2]. En matière d’agression subie, 29 % des femmes âgées de 15-49 ans ont été victimes de violence physique, depuis l’âge de 15 ans. Parmi les femmes non célibataires, cette violence a été perpétrée, dans 45 % des cas, par le mari/partenaire [3].
L’un des éléments caractérisant la crise haïtienne est la dégradation des conditions de vie de la population sur le plan socioéconomique, mais la pauvreté est aggravée chez les femmes notamment parce qu’elles sont le plus souvent exclues des espaces de décision tout en ayant un accès limité à la formation, à l’emploi, et surtout au respect de leurs droits humains fondamentaux, c’est-à-dire, des inégalités persistantes exacerbées par la crise.
La précarité que la crise engendre nous renforce dans l’ère d’iniquité, de méfiance, d’effritement de valeurs au sein des familles, des communautés et donc de la prolifération des groupes et des gangs armés. Pour comprendre comment les effets fatals de la crise perturbent davantage la vie des femmes, il est vital de considérer la remontée des actes d’assassinat de femmes par des partenaires et des cas de viol répétés face à l’effondrement des institutions [étatiques] concernées. La partie sud-ouest du pays semble être grandement affectée par des actes de violences sexuelles.
Une situation alarmante produisant des actes d'agression sexuelle
Une grande partie des rapports publiés par des organismes de droits humains met surtout en lumière les multiples oppressions, en termes de violences sexuelles, dont sont victimes les femmes dans le département de la Grand’Anse. Les actes de violences sexuelles enregistrés dans le département par les organismes BPM, IBESR, IDETTE et le MCFDF en 2019 ont connu une hausse de plus de 7 % par rapport à l’année précédente. Uniquement les cas déclarés à la police sont au nombre de 123, dont 91 filles entre 11 et 17 ans, 10 filles de 5 à 10 ans et 22 femmes entre 18 ans et plus.
Le plus ignoble, l’implication de certains représentants du pouvoir judiciaire et du pouvoir exécutif de la Grand’Anse est pointée du doigt dans l’exécution des actes d’agressions sexuelles. C’est le cas d’un inspecteur de police Moron un (récidiviste [4]) qui aurait violé une jeune fille de 16 ans. et celui d’un vice-délégué de l’arrondissement de Corail (un représentant de la présidence) qui est accusé de viol d’une adolescente de 15 ans, dans la commune de Beaumont [5]. Des dirigeants étatiques se sont métamorphosés en agresseurs sexuels, alors qu’ils sont rémunérés aux frais des contribuables pour servir la population. En Haïti, le phénomène de viol est lié non seulement à la vulnérabilité sociale, économique et spatiale des femmes, mais aussi à la faiblesse du système judiciaire haïtien (Damus, 2019).
Par ailleurs, il ne faut pas minimiser le fait que la crise sanitaire provoquée par la pandémie de Covid-19 a accentué les problèmes auxquels était confronté le pays au cours de l’année 2020. La Covid-19, impliquant le confinement et donc le chômage, a entraîné la diminution des transferts internes et externes à l’endroit des familles haïtiennes. Le ralentissement des activités économiques constituerait un facteur d’accroissement de l'insécurité qui faisait rage déjà dans la société haïtienne (Michel, 2020). C’est ainsi que l’on a constaté surtout l’explosion du phénomène de Kidnapping qui hante l’esprit des gens.
Le phénomène de kidnapping et des scènes de violences sexospécifiques
Le phénomène de kidnapping est une atteinte à la personne humaine. Quand on est femme, c’est pire. Autrement dit, le kidnapping cause davantage de préjudices au corps et à la vie des personnes de sexe féminin [vu leur statut de femme]. Outre la somme faramineuse exigée en échange, des femmes sont victimes d’agressions sexuelles et verbales, voire physiques. Il y a lieu de noter certains des cas les plus criants qui se sont produits au cours des années 2020 et 2021 :
une marchande de saucisse est enlevée à la rue Carlstroëm. Au dire de la kidnappée, les ravisseurs l'ont insultée parce qu’elle avait sa menstruation et n’avait pas de serviette hygiénique. Ils lui ont frappée au visage. Ils l'ont brûlé les cheveux, la plante des pieds [6] ;
une jeune écolière du lycée Jacques Roumain de Martissant est retrouvée morte (presque nue) sur des ordures, à Delmas 24, quelques jours après sa séquestration. L'état de ses parties génitales laisse considérer l’hypothèse de viol à répétition, au dire du juge de paix réalisant le constat du cadavre de la victime [7] ;
une autre écolière kidnappée, à Delmas 33, en revenant de l’école du soir, raconte avoir été violée par au moins 15 personnes tout en étant devenue enceinte et, le pire, infectée par le VIH [8].
La violence faite aux femmes en situation de kidnapping est donc une forme de discrimination. Elle est liée à la fois à leur existence en tant que femmes et à leur condition économique- pour répondre à l’exigence du montant requis par les ravisseurs.
À cause de la dégénérescence de la crise sociopolitique, les grandes institutions du pays sont déstabilisées. Le pouvoir législatif est dysfonctionnel, faute d'effectif suffisant ; le pouvoir judiciaire accuse un problème de grève du personnel incluant la contestation des syndicats de la Police nationale d’Haïti (PNH). Le pouvoir exécutif [le gouvernement en place] est impuissant face aux grands défis de la République, ce qui est à la base de la dégradation de la condition des droits humains dans la société haïtienne, dont ceux des femmes et des filles.
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Références :
BPM, IBESR, IDETTE & MCFDF (2020). Bilan annuel des cas de violences sexuelles enregistrés dans le département de la Grand 'Anse au cours de l’année 2019.
Disponible sur : https://www.google.com/amp/s/lenouvelliste.com/article/212016/grandanse-le-nombre-de-victimes-de-violences-sexuelles-a-augmente-en-2019/amp
Damus, O. (2019). Les viols en Haïti : aspects psychologiques et sociologiques des crimes sexuels. Études caribéennes. Disponible sur http://journals.openedition.org/etudescaribeennes/15478
IHE et ICF (2018). Enquête Mortalité, Morbidité et Utilisation des Services (EMMUS-VI). Pétion ville et Rockville, Maryland, USA
Michel, S. (2020). De la vigilance face à la présence de la Covid-19 en Haïti.
Disponible sur: https://lenouvelliste.com/article/216038/de-la-vigilance-face-a-la-presence-de-la-covid-19-en-haiti
Michel, H. (1998). Mouvements populaires et sortie de crise (XIXe - XXe siècles). Pouvoirs dans la Caraïbe.
Disponible sur http://journals.openedition.org/plc/557
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[1] FAO (2019). L’état de la sécurité alimentaire de la nutrition dans le monde.
[2] EMMUS-VI (op. cit).
[3] Même source que la précédente.
[4] Selon les témoignages de l'avocat de la victime. Disponible sur https://www.google.com/amp/s/lenouvelliste.com/article/224873/grandanse-augmentation-des-cas-de-viol-sur-mineures-des-autorites-locales-dans-le-collimateur-de-la-justice/amp
[5] Beaumont/Grand-Anse: Une adolescente de 14 ans sauvagement violée par le vice-délégué de l’arrondissement de Corail, Mesga Chaumette (tripfoumi.com)
[6] Le Nouvelliste - Kidnapping : « c’est trop facile », jette une victime…
[7] https://www.google.com/amp/s/lenouvelliste.com/article/222709/evelyne-sincere-kidnappee-torturee-assassinee-et-abandonnee-dans-une-decharge-a-ordures/amp
[8] Témoignages (de la victime) récoltés via le journal matinal, Premye okazyon. Radio Caraïbe FM. Début janvier 2021
Stéphanie Michel
Maître en Population et développement
Coordonnatrice de Women for Liberty Haiti (WFLH)