"Sou chimen pèdi tan" de Carole Demesmin : un diagnostic accablant de l’échec haïtien
Dernière mise à jour : 31 oct. 2021

Carole Demesmin fait partie d'une génération de femmes, aux côtés de Lumane Casimir, Martha Jean-Claude, Emerante de Pradines, Toto Bissainthe, de son vrai nom Marie Clautilde Bissainthe, Claudette Pierre Louis, Cornélia Schutt (dit Ticorn), Farah Juste, Barbara Guillaume, Fédia Laguerre et Yole Dérose, qui ont enchanté notre enfance tant par leur voix mélodieuse que par des textes de belle facture, aux allures contestataires pour la plupart, mais méconnues malheureusement par la nouvelle génération. C'était la belle époque où la musique, loin d'être un vacarme acoustique, assaisonné de grivoiserie, comme c'est souvent le cas en ces temps-ci, était un véritable art mis au service de la promotion et de la sauvegarde du patrimoine culturel et artistique haïtien, et surtout de l'Homme, dans sa quête perpétuelle des lendemains meilleurs. «Sou chimen pèdi tan», tiré de son deuxième album "Men rara", paru en 1980, dans le contexte de la dictature duvaliériste, en est une belle illustration.
Dans ce texte, Carole Demesmin, pose le diagnostic accablant, et sans complaisance, du mal séculaire qui ronge Haïti jusqu'à retarder, voire freiner sa marche vers le progrès l'empêchant ainsi de prendre une place privilégiée dans le concert des grandes nations, eu égard à son passé glorieux, et inédit. Il s'y révèle une société profondément amnésique et sclérosée qui, s'égarant dans le labyrinthe ténébreux de l'égoïsme, de la cupidité, du mensonge, à cause de l'effondrement des repères, peine à trouver sa voie.
"Nan la vi gen yon bann chimen
Ki prale nan tout direktyon
Genyen se lekòl yo mennen
Genyen ki mennen nan prizon
Men gen yon chimen an verite, lap desann, lap monte
Men l pa mennen oken kote
Sou chimen pèdi tan nou tout ape mache
Men nou pa konn kote nou prale
Sou chimen pèdi tan nou mache kòt a kòt
Men nou pa vle pale youn ak lòt
Nou tankou timoun kape boude
Tankou timoun ki mare fache
Nou pito kritike jan yon lòt ap mache
Pou nou pa wè nou menm tou nap bwete"
"Si m te konnen si m te konnen
Si m te konnen pouki nap mache
Si m te konnen ki kote nou prale
Pou jodia fòn ta vanse rive"
Derrière le malheur d'Haïti se trouve irrémédiablement des politiciens véreux, aux projets abracadabrants et au verbe à la fois charismatique et démagogique qui frise un populisme déconcertant et un anarchisme nihiliste. C'est ce que dévoile l'artiste qui a fustigé ces soi-disant Messies dont les agissements ne font qu'enfoncer le pays dans la boue puante de la honte jusqu'à en faire une société de paria, un sujet de raillerie partout dans le monde. Pire encore, on est incapable de réconcilier le pays avec lui-même. Nombreux sont ceux qui se battent pour maintenir le statu quo au détriment de toute une masse d'hommes et de femmes trop longtemps meurtris, mutilés et assoiffés de liberté et de justice, se plaint Carole Demesmin qui représente, aux dires de plus d’un, "la voix de l'Haïti profonde".
"Sou chimen pèdi tan
Nou kwaze mekreyan
Ki konpran n yo se gro konesè
Yo konnen tout chapit
Yo konnen tout vèsè
E yo fò nan resite pakè
Yo deklare se lidè yo ye
Yo vle tout moun swiv yo pye pou pye
Men lè w gade atè
Ou wè wape mache sou menm tras pye w te fè avanyè
Sou chimen pèdi tan
Gen moun ki toujou di an nou bay men
Pou fè yon gro chenn
Paske se yon sèl jan pou nou sispan n pèdi
Se pou n bouke mache gren n pa gren n
Tout moun di sa se yon verite
Tout moun di sa se yon bèl ide
Lè konsa ou lonje ni men dwat ni men gòch
Men gen moun ki met de men nan pòch".
"Sou chimen pèdi tan" demeure l'une des plus belles compositions du patrimoine musical haïtien. Elle est d'une fraicheur inouïe, quoique l'usure du temps, et est toujours d'actualité. C'est une poésie chantée. Elle traduit la stagnation d'une société qui a rejeté les valeurs qui constituent son fondement ou nié ses racines. Un tel texte, comme bien d'autres de divers As de la musique haïtienne, devrait être intégré dans le corpus académique des écolières et écoliers en vue de leur permettre de s'approprier leur culture dès leur plus jeune âge et d’assurer avec plus de responsabilité la relève, le moment venu.
Carole Demesmin a débuté sa carrière artistique à 19 ans, à Boston, à la fin des années 1970, et a été honorée plusieurs fois depuis, cela tant en Haïti qu’à l’étranger. La diva, qui rêvait d’être peintre avant d’embrasser la musique, a dans son répertoire plusieurs albums (Maroule 1978, Men rara 1980, Lawouze 1987, Kongayiti Africa 1998, Carole, Leoganez la 2014...), avec des titres fétiches, tels Maroule, Men rara, Ti sous, Lè yon mapou tonbe, Lè na libere, Hymne au Drapeau, Tounen Lakay, et surtout Lumane Casimir, une de ses chansons la plus populaire. Certains de ses tubes portent l’empreinte de sa fructueuse collaboration avec l’écrivain Jean-Claude «Koralen» Martineau. On retient d'elle une chanteuse exceptionnelle de reconnaissance internationale dont la voix a égayé toute une génération, et est un vrai régal, aujourd’hui encore, pour les oreilles des mélomanes nostalgiques du bon vieux temps.
"Sirène à la voix ensoleillée, Carole Démesmin était née pour la musique", c'est en ces termes élogieux que le musicologue Ed Rainer Sainvill a présenté dans son fameux ouvrage, "Tambours frappés Haïtiens campés, fabuleuse histoire de la musique haïtienne", cette native de Léogâne et mambo de son état qui a su, tout au long de ses 40 ans de carrière, mettre en valeur la musique populaire et traditionnelle haïtienne en ce qu'elle recèle de richesse et d'envoûtement.
junylevoyageur19@yahoo.fr